La lune se lève sur Pierre-Coutin



La nuit






Dans mon adolescence, où mon être était violemment refusé dès avant d’exister, la nuit était un refuge. La société française d’avant mai travaillait à mon anéantissement. Pourtant, lorsque la nuit venait, ses rouages devenaient inactifs. A part aux Halles, où l’ambiance était toujours fraîche, plus de travail, de négoce, plus de bus. Plus personne dans les rues de Paris, celles en tous cas que j’arpentais, assez hagard, mais seul – hors de danger. Après 68, avec les incompris, réprouvés, menacés, il fut possible de créer, dans la nuit, des groupes, une vie souterraine certes sans organisation matérielle, sans biens à accaparer, sans mensonge, mais presque sociale, - un camp de réfugiés.
Je me revois marchant d’un bar à un lieu, allant à des réunions. Ces nuits peuplées d’amitiés, de désirs, d’utopies, de solitude, - bien que plus chaleureuses que le jour du travail, de la phallocratie, des enfermements, des agglutinements et surtout de l’ignorance volontaire, restaient marquées par cette violence omniprésente que secrétaient les êtres humains, car ils n’étaient qu’endormis (sauf la police et les hôpitaux.)
Il y avait donc une société qui, active, était un danger ; et inactive, c’était une eau qui dort. Exister, simplement, était continuellement impossible : il y avait comme un continuum de la noyade, du non avènement, du cauchemar.






Ici rien de tout cela.




Quand vient la nuit je sors, j’enlève mes vêtements, et je file. Je garde mes bottes à cause des bouses et des orties, mais sinon je brave la fraîcheur, les araignées et même les barbelés, où Caro me dit qu’un jour je m'arracherai les couilles. L’image est très drôle. Mais le danger léger: je persiste.





Le plaisir est surtout de la peau, car les habits la serrent, l’enserrent, l’étouffent, alors que l’air et le vent l’effleurent en se jouant tendrement de mes poils. C’est un plaisir d’avant la sexualité, mais quand même très sensuel. Beaucoup de vaches sont très étonnées de me voir. Je leur explique en murmurant que je suis là incognito ; c’est moi l’homme invisible.
Car la nuit on ne peut être vu, et c’est une grande liberté. Pas celle de la République, qui se dresse topless sur un tas de cadavres delacruciens, mais à l’opposé, celle de l'évasion, de la démission, de l’irresponsabilité la plus antidémocratique. Anticonstitutionnellement je fugue.




Les salamandres dans leurs souches peuvent s’émouvoir, et l’on voit ici, qui encadrent le postérieur naïf de Boris, deux grandes sauterelles tout en foufelle.




L’une s’était muchée dans le noir, que le flash a débusquée, et l’autre c’est sa copiéecollée.


Boris et la lune






C’est un peu ridicule, de se balader à poil dans les champs, surtout la nuit. Car bien sûr la nudité n’est pas chose assez grave pour que, si l’on aime aller nu, on doive se cacher à ce point.



Mais le plaisir d’être nu est trop intime et secret pour être partagé. Tous ensemble tout nus, sur une plage par exemple, tue la poésie. C’est la nudité indigne et sans défense que je goûte. Tout seul et en plus, tout nu.



C’est ridicule quand même. L’autre jour la voiture de Malika a surgi de Plantelune, et a dévalé le chemin, illuminant les vaches, les orties et le reste, fonçant sur moi. J’ai couru. Si elle m’avait surpris dans ses phares, je serais mort de honte sur place.



Ce n’est pas Malika elle-même que je crains, - bien qu’elle soit délurée et blagueuse - mais le qu’en-dira-t-on. C’est ridicule, je sais.








N’étant pas un Sage des Indes, je ne connais pas le dénuement véritable ; je l’expérimente. Au-dessus des arbres, le ciel marche avec moi, déployant sa beauté terrible et silencieuse. Les étoiles n'ont, depuis quelques années, plus rien de commun avec quelque doux frou-frou. Si, de jour, la lumière nous trompe sur le monde, la nuit rappelle cruement les choses. On y reconnaît que l'espace est presque seulement complètement vide, à part de rares nuages de méthane, des fournaises qui se resserrent en un point, des notions impensables de sons fossiles, de naines blanches, pulsars, amas globulaires diffus.




Boris et l'étoile inconnue



C'est une menace, mais abstraite, car en vrai tout cela, tout nu et débusqué que je sois, ne me veut ni ne fait aucun mal. C'est juste beau et terrible, et immense.






La fraîcheur souvent refroidit mon corps, gagnant les épaules, le ventre, les bras – mais le noyau central conserve toujours sa tiédeur. Serré dans une combinaison de latex glacé, un peu inquiet parfois, je bombe le torse, me redresse, fais le fier pour maintenir ce vaillant foyer ; c’est drôle. Le vent, les araignées, les houx font de ma peau une sorte de conscience d’exister. J’ai la chance d’exister ; ma peau exprime ce sentiment par un inconfort léger. Le simple abandon des vêtements protecteurs et pudiques , et la crainte, permettent d’exister simplement. Pour le fun, je m’allonge sur la route, je me frotte aux troncs rugueux et gluants des arbres moussus.



Tout ce qui nous arrive, c’est exister. Il y a un flux, et tous nos efforts sont vains, pour le maîtriser, le nourrir ; il se maintient, hors de notre portée.



Même quand il y a la lune, peut-être aussi parce que sa lumière ignore le clair-obscur et ne rebondit pas dans les coins ombreux pour peaufiner des modelés, on n’y voit goutte. Enfin on évalue mal ; on fait appel aux sons, qu’on entend assez bien, mais qu’on interprète sans intelligence, faute d’habitude. Par exemple c’est trop bête, mais si l’on entend une courtilière, on va la localiser, l’identifier, mais il faudrait la voir pour savoir vraiment; c’est impossible, alors subsiste un doute, - et voilà, c’est ça, les doutes s’accumulent au point de nous donner une impression de délicieux non-savoir, d’idiotie crasse, de maladresse.


Et c'est la même chose que ce qui partout nous suit - cette insatisfaction indomptable que nous ressentons, qu'on essaie à grands efforts d'empêcher de virer à la catastrophe, - en vain -mais si c'est la même chose, exactement, que d'être nu la nuit à la campagne, par contre c'est fabuleux!



Et on a l’air bête, voyez Boris qui a voulu que je filme un témoignage de sa sauvagerie féline, et de l’intensité avec laquelle il regarde la lune.


Mais Boris de toute façon…






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L'auteur du blog

Sud-Morvan, France
Botanistes amateurs et promeneurs curieux