Premier sentiment



Sur le moment, le temps n'a pas du tout le même goût que lorsqu'on parle du temps qui passe.

Il m'a fallu un an pour bien comprendre ce qui me travaillait à propos du temps.



Je ne parvenais pas à reconnaître, dans le moment, le passage du temps - le temps qui fait les souvenirs, le vieillissement, la disparition des choses et des gens, qui a un aspect inexorable. Il demeurait imperceptible, et pour cause: ce temps-là n'est pas à l'oeuvre sur le moment.



Dans ce que nous vivons au fur et à mesure, réellement, sans cesse, sans faille, le temps n'est pas cette espèce de voyage abstrait. Au contraire, il rend l'espace oeuvrable, et pour dire mieux, il est partie intégrante de l'espace.



Dans l'idée d'un temps passant, il y a deux erreurs: celle qui voudrait qu'il existe plusieurs instants est la première: il n'y a, à l'évidence, qu'un seul unique instant, dont on ne sort jamais. L'autre est que le temps pourrait être coupé, comme par exemple un ruban qui se déroule. Or l'instant est constant, sans faille.



Autant il y a une infinitude de lieux - le Mont Genièvre, la vallée de La Roche, la Vieille Montagne, Pierre Coutin, Les Plantes, Le Crot au Loup, le Fourmonté, - bref... il y a une infinitude de lieux, mais il n'y a qu'un moment.


Des quatre dimensions reconnues par A. Einstein, aucune ne pourrait être ôtée sans que l'ensemble ne s'effondre. Et retrancher une des dimensions n'est bien sûr possible qu'en imagination.


Mon beau-père, qui peint et ne manque pas de penser aussi, m'a lancé en boutade: "et pourquoi pas aussi la dimension abstraite, ou esthétique (etc.)?"

C'est parce que j'avais oublié de lui dire cela, qu'il s'agit d'un ensemble aussi indivisible que la République.



Sans rire, il est pour moi extrêmement inouï d'avoir enfin un peu réussi à nommer ce qui depuis toujours me fascine tant: la situation réelle, concrète, où l'existence se tient, a lieu.


Il est en effet évident que si l'on retire une des trois dimensions de l'espace traditionnel, on obtient, au mieux, une représentation picturale de ce monde, ce qui est bien sûr de l'ordre de la pensée, du concept, du langage, de la communication, mais pas du réel. C'est-à-dire qu'on obtient une réalité figée, morte, qui n'a aucune vie, aucune autonomie possible, aucun devenir, et où nous-même n'aurions aucune place. ("Ceci n'est pas une pipe.")



Et il en va de même si l'on enlève le temps de ce monde: l'espace n'est plus spacieux, il devient tout au plus un décor, tout fige. Place est faite à une terrible angoisse, une sensation de mort, de désolation, très particulière.



Car le corollaire est que tout peut faire partie de ce monde grâce à sa dimension quadruple, alors que rien n'y pourrait exister s'il était structuré d'autre façon. Mais ce qui a sa demeure dans ce monde, souvent, emprunte son existence à ce monde, s'insère dans ce monde, chevauche, ou emboîte le pas, ou se fait héberger par ce monde. Et absolument tout, même ce qui n'est pas ce monde, peut être hébergé sans discrimination par cet aimable monde. Et pratiquement tout ce que ce monde héberge n'est pas du monde, n'est pas réel, vivant, vrai, - je ne saurais dire.
Par exemple le ciel de la nuit est ce monde. La lune qui se couche, ou l'atmosphère pleine de brouillard, opaque à toute vision, est ce monde; l'éclair n'est pas hébergé, il est ce monde.



Mais les évènements, les personnes, les opinions, les animaux, leurs faiblesses, sont des hébergés, - peut-être des réfugiés.
Leur somme, leurs relations complexes, ne sont pas ce monde, ce ne sont que des phénomènes hébergés. L'ensemble des êtres de la nature, des êtres humains, ne sont pas réels comme ce monde, et pourtant ils sont hébergés sans malice, sans hésitation par le réel, par les quatre dimensions, par l'espace de ce monde.




Ici, le vent, les étoiles, les nuages, la température, la forme du sol, ont une grande importance, un poids extrême. Ils n'accueillent pas grand-chose, ils demeurent la plupart du temps nus.


Il y a ici peu d'éléments hébergés.



En ville, tout est parole, et comme on sait la parole dit toujours 'il pourrait en être autrement' ou 'plutôt ailleurs qu'ici?' et elle fait que tout en ville est flottant, indécis, douleur.


Douleur peut-être n'est pas aussi juste que peur.



Il y a, parce que l'ensemble du sensible est rendu hébergé par la parole, un grand déficit de confiance.



Voilà donc, touchant au temps.



Mais ce n'est pas fini.

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L'auteur du blog

Sud-Morvan, France
Botanistes amateurs et promeneurs curieux