
La nuit
Je me revois marchant d’un bar à un lieu, allant à des réunions. Ces nuits peuplées d’amitiés, de désirs, d’utopies, de solitude, - bien que plus chaleureuses que le jour du travail, de la phallocratie, des enfermements, des agglutinements et surtout de l’ignorance volontaire, restaient marquées par cette violence omniprésente que secrétaient les êtres humains, car ils n’étaient qu’endormis (sauf la police et les hôpitaux.)
Il y avait donc une société qui, active, était un danger ; et inactive, c’était une eau qui dort. Exister, simplement, était continuellement impossible : il y avait comme un continuum de la noyade, du non avènement, du cauchemar.
Ici rien de tout cela.
Quand vient la nuit je sors, j’enlève mes vêtements, et je file. Je garde mes bottes à cause des bouses et des orties, mais sinon je brave la fraîcheur, les araignées et même les barbelés, où Caro me dit qu’un jour je m'arracherai les couilles. L’image est très drôle. Mais le danger léger: je persiste.
Le plaisir est surtout de la peau, car les habits la serrent, l’enserrent, l’étouffent, alors que l’air et le vent l’effleurent en se jouant tendrement de mes poils. C’est un plaisir d’avant la sexualité, mais quand même très sensuel. Beaucoup de vaches sont très étonnées de me voir. Je leur explique en murmurant que je suis là incognito ; c’est moi l’homme invisible.
Car la nuit on ne peut être vu, et c’est une grande liberté. Pas celle de la République, qui se dresse topless sur un tas de cadavres delacruciens, mais à l’opposé, celle de l'évasion, de la démission, de l’irresponsabilité la plus antidémocratique. Anticonstitutionnellement je fugue.
Les salamandres dans leurs souches peuvent s’émouvoir, et l’on voit ici, qui encadrent le postérieur naïf de Boris, deux grandes sauterelles tout en foufelle.
Mais le plaisir d’être nu est trop intime et secret pour être partagé. Tous ensemble tout nus, sur une plage par exemple, tue la poésie. C’est la nudité indigne et sans défense que je goûte. Tout seul et en plus, tout nu.
C’est ridicule quand même. L’autre jour la voiture de Malika a surgi de Plantelune, et a dévalé le chemin, illuminant les vaches, les orties et le reste, fonçant sur moi. J’ai couru. Si elle m’avait surpris dans ses phares, je serais mort de honte sur place.
Ce n’est pas Malika elle-même que je crains, - bien qu’elle soit délurée et blagueuse - mais le qu’en-dira-t-on. C’est ridicule, je sais.
N’étant pas un Sage des Indes, je ne connais pas le dénuement véritable ; je l’expérimente. Au-dessus des arbres, le ciel marche avec moi, déployant sa beauté terrible et silencieuse. Les étoiles n'ont, depuis quelques années, plus rien de commun avec quelque doux frou-frou. Si, de jour, la lumière nous trompe sur le monde, la nuit rappelle cruement les choses. On y reconnaît que l'espace est presque seulement complètement vide, à part de rares nuages de méthane, des fournaises qui se resserrent en un point, des notions impensables de sons fossiles, de naines blanches, pulsars, amas globulaires diffus.

C'est une menace, mais abstraite, car en vrai tout cela, tout nu et débusqué que je sois, ne me veut ni ne fait aucun mal. C'est juste beau et terrible, et immense.
Et on a l’air bête, voyez Boris qui a voulu que je filme un témoignage de sa sauvagerie féline, et de l’intensité avec laquelle il regarde la lune.
Mais Boris de toute façon…